dimanche 24 mai 2009

La crise, les crises entre guerres et paix

Pour une autre grille de lecture
par Ben Cramer, 24/5/2009

Quelles réponses la crise actuelle provoque-t-elle ? On aurait pu croire qu’elle obligerait les Etats, notamment au sein de l’Union européenne, à relancer les processus démocratiques. Loin de là, on voit plutôt ressurgir une économie de guerrière et sécuritaire.




Nous allons assister à un phénomène assez surréaliste : quel que soit le nombre de victimes de la réglementation boursière, ou du dérèglement climatique, la croissance zéro que nous prédisent les experts de l’OCDE risque d’aller de pair avec une croissance zéro de la démocratie. Une mise au pas de ceux qui ne vont pas se satisfaire du statu quo et qui estiment qu’ils n’ont pas à payer les pots cassés du néolibéralisme, même celui qui se refait un lifting avec interventionnisme de l’Etat et greenwashing à l’appui.

La croissance zéro de la démocratie correspond à une logique de pacification auquel recourent aisément des élites en mal de légitimité. D’ailleurs, la croissance économique zéro aménagée sur fond de crise écologique va s’accompagner ou plutôt se traduire par une croissance de la militarisation ; le boom du secteur de l’armement – un secteur qui ne connaît pas la crise – est là pour nous rappeler qu’il prospère à l’ombre des idéologies sécuritaires. Or, si l’on se réfère aux Etats-Unis, seule une reconversion totale d’une économie qui ne vit que par et pour le complexe militaro-industriel pourrait sortir le pays de l’endettement et conduire un réel développement social.

Qu’on nous parle d’égalité des chances ou égalité des malchances, la relance démocratique – qui permettrait à tout un chacun d’avoir la tête hors de l’eau et d’avoir son mot à dire dans la marche du monde –[1] ne figure dans aucun programme de la sortie de crise.

A l’Ouest, rien de nouveau ?

Dans les années 70, la Commission Trilatérale développait ses thèses insolites sur l’avenir de la démocratie. Tout adepte de la décroissance ferait d’ailleurs bien de relire ce chef d’œuvre du genre (Maurice Goldring, Editions Sociales, 1978) que la gauche dans son ensemble n’a peut-être pas pris la peine d’évaluer à sa juste mesure. A l’époque, le nouvel ordre économique international faisait débat au sein des instances onusiennes et certaines voix tiersmondistes ou « non alignées » revendiquaient le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Depuis cette époque, beaucoup d’eau (polluée) est passée sous les ponts. Avec le dernier sommet du G20, nous savons que la « sécurité alimentaire mondiale » (par exemple) est laissée à la merci des « contributions volontaires bilatérales ». Les engagements de progrès social et les efforts de rattrapage accordés aux exclus du progrès, tels que prévus lors du Sommet du Millénaire et affichés dans les Objectifs font figure de reliques du passé et risquent de tomber dans les oubliettes de l’Histoire. Selon les derniers chiffres de la Commission de l’assistance au développement de l’OCDE concernant 2007, le total des promesses d’assistance en matière d’éducation de base sont passées de 5,5 milliards de dollars en 2006 à 4,3 milliards en 2007, soit une baisse de près de 22 %. Le rapport de l’UNESCO prévient de façon fort diplomatique que le monde risque de ne pas atteindre les objectifs fixés par la communauté internationale à Dakar en 2000. Les prévisions indiquent que l’objectif d’une éducation primaire universelle d’ici à 2015 ne sera pas atteint.

Europe(s), paix & environnement

Les rétrospectives ne sont pas inutiles. A l’ombre des années de plomb, VGE venait en 1977 inaugurer le Palais de l’Europe à Strasbourg. Plutôt que d’y associer les peuples du Conseil de l’Europe, les Six de la CEE paradaient avec « leur » convention européenne antiterroriste. Un avant-goût de la forteresse Europa et la mort annoncée du droit d’asile. Hélas, la nouvelle génération a occulté les tares originelles de cette construction européenne. Tout comme la famille écologiste occulte souvent le fait que Hiroshima et Nagasaki sont les événements fondateurs de l’écologie politique. Cette Europe a-t-elle transformé notre vision du monde ?

Selon un sondage CSA/EuropaNova/Nouvel Observateur publié à la veille du 50e anniversaire du Traité de Rome (1957-2007), les Français estimaient que, dans les prochaines années, l’Europe (les 27 membres de l’UE) s’illustrera principalement dans le monde par son action en faveur de l’environnement et de la paix. Ce sondage peut paraître quelque peu anachronique. Pourquoi ? Pas parce que ces mots, à force d’être scandés, ont fini par être vidés de sens. Pas seulement parce que les hommes et femmes qui incarnent ces valeurs se font rares, mais surtout parce que les priorités sont ailleurs. Aux yeux de 68 % des citoyens européens (de l’UE), le problème qui leur paraît le plus sérieux, ce n’est pas le terrorisme international (53 %), ni le péril climatique (62 %) mais… la pauvreté ! L’information ne vient pas de la Délégation à l’Information et à la communication de la Défense (DICOD). Elle a pour source l’UE via l’Eurobaromètre (octobre 2008). Les adeptes de la décroissance doivent donc un peu changer leur fusil d’épaule et revendiquer en priorité la décroissance des inégalités sociales, la seule décroissance qui n’a pas vraiment été prévue.



Quelle sortie verte de la crise ?

Face à la crise écologique qui se propage, ou qui trouve des oreilles plus attentives, il serait illusoire de faire abstraction des dégâts sociaux (« collatéraux » !?) sous prétexte qu’on mette en relief les ravages du gaspillage. La fétichisation de la marchandise n’a pas transformé le monde en un vaste supermarché. Mais les dépotoirs s’exportent bien, tout comme vont s’internationaliser les poubelles nucléaires. Dans l’optique de l’économie du pire ? L’Europe a vécu sa première crise pétrolière en tournant le dos aux recommandations du Club de Rome… mais n’avait pas conçu de plan de relance de… la pollution, comme elle vient de le faire lors du dernier sommet du G20. A ce propos, peut-on relancer l’économie autrement ?

Achim Steiner, directeur exécutif du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), estime que la crise est une opportunité et qu’il faut profiter de l’occasion de relancer l’économie, s’engager aujourd’hui dans un véritable « »New Deal vert’ pour éviter le krach écologique. A l’instar du président américain Franklin D. Roosevelt, qui avait lancé son « New Deal » pour sortir de la dépression des années 1930, Steiner a présenté son plan pour en finir avec la crise : 750 milliards de dollars d’investissements, notamment dans le développement des énergies renouvelables. Après tout, pour ceux qui sont effrayés par les chiffres, rappelons que cela ne représente que 1 % du PIB mondial. Soit, si l’on se base sur les chiffres de Stiglizt, le coût des guerres en Irak et en Afghanistan (à raison de 150 milliards $ par an, soit 17,1 millions $ par heure ). Ou encore… le budget annuel de la défense des Etats-Unis (620 milliards $ officiels, excluant les opérations militaires en cours).


Revoilà l’« économie de guerre »

On peut sans doute considérer que la destruction de richesses prélevées sur les activités sociales et productives du monde, par l’entrée en crise systémique de ce nouveau régime d’accumulation financière, est équivalente aux destructions économiques d’un conflit militaire mondial. Mais ce constat ne suffit pas. Désormais, la gestion de la crise, des crises (écolo-économico-financières), va s’accompagner de nouvelles conflictualités et se nourrir d’elles. Ici et ailleurs. En raison de la crise écologique, les conflits de faible et moyenne intensité – un concept qui fait écho à la souplesse dans la consommation des arsenaux, à la furtivité des opérations punitives et à la puissance modulable des charges (têtes) nucléaires – ont un grand avenir devant elles. Pourquoi ? Parce qu’une lutte à mort va s’engager pour s’accaparer les matières premières et autres ressources périssables (en voie de disparition). Les États/territoires qui détiennent des matières premières (uranium) ou autres minerais stratégiques, ou pierres précieuses (diamants) risquent quatre fois plus que d’autres de faire les frais d’un conflit armé dans les années qui viennent. Selon le WorldWatch Institute (2005), l’exploitation et (puis) le commerce des matières premières – joueraient un rôle dans environ un quart (¼) des 50 guerres et conflits armés.

Coïncidence du calendrier, bien sûr, les perturbations climatiques sont perçues au Pentagone, tout comme à la tête de la Commission Européenne, comme « un facteur multiplicateur de conflits »[2].

Le maintien de l’ordre

En attendant le sauve-qui-peut des banquiers, le gonflement des dettes publiques – une arme supplémentaire contre les générations futures – une stratégie de pacification est mise en scène sur le front intérieur car la croissance de la misère n’est pas perçue comme un symptôme mais comme une menace. Pour casser le mouvement social, les dirigeants de cette « Europe truquée » (comme disait Claude Bourdet) ont misé sur leur vision transnationale, histoire de renverser le rapport de force en faveur de ceux et celles pour qui les frontières incarnaient une relique d’une vieux monde braqué sur la ligne bleue des Vosges et incapable de se mondialiser. L’OTAN y a beaucoup contribué. La répression française en Algérie a été présentée à Paris comme « liée au système de sécurité atlantique ». Plus tard, la Sainte-Alliance s’est illustrée avec la stratégie de la tension en Italie. D’ailleurs, si l’on y regarde d’un peu plus près, la priorité du maintien d’un certain ordre explique en grande partie l’ « OTANisation » officialisée de la France de Sarkozy. En effet, depuis les années 70 justement, les stratèges américains cherchent à faire comprendre à leurs alliés (européens) que l’OTAN n’a pas seulement pour objectif le maintien de l’intégrité territoriale mais aussi celui de « l’intégrité politique » (sic) de ses Etats membres (voir également Janet Finkelstein).

Avant de prétendre policer à l’est de l’Oural, l’OTAN s’est rôdée ailleurs. Tandis que sont rançonnés ici et là quelques « Etats en faillite » (sic), ou Failed States, les « pirates » en tout genre prolifèrent, ceux reconnus comme tels et les autres. Le brigandage qui a pris son essor entre Aden et les côtes somaliennes n’est peut-être que la réponse du berger à la bergère. En tout cas, nul ne pourra s’étonner outre mesure que les tenants de l’ordre nucléaire international ont propagé le concept d’Etats « voyous », conformément à leur vision des pauvres « naturellement » tentés par la délinquance.

La militarisation des relations internationales se conjugue subtilement avec une répartition internationale de la menace de mort et du travail répressif. Le maintien d’une certaine paix sociale à l’intérieur des frontières est lié à la capacité des élites de se positionner dans la hiérarchie internationale, en tant que distributeur d’uranium ou de marchand d’armes ou… les deux à la fois. L’OTAN, plutôt que se placer sous la tutelle des Nations Unies, tente de plus en plus de lui ravir la vedette en s’attribuant sous d’autres latitudes le rôle de gendarme international – même si elle ne survivra pas à une défaite sur les fronts afghans.

La guerre de tous contre tous ?

Certes, les dérives autoritaires peuvent éventuellement se combiner avec une trêve aux frontières, mais ne nous leurrons pas. Un conflit inter-étatique, inter-national est pour les élites politiques une béquille (avec ses variantes y compris la grippe dite ‘mexicaine’ par exemple), qui a pour fonction, la psychose aidant, de maintenir une certaine paix sociale. Cette paix est fragile et le recours aux délocalisations que préconisent les élites économiques n’aide pas à calmer le jeu. Aussi espère-t-on parfois miser sur des « mobilisations générales » face à des prétendues menaces extérieures, au risque d’ailleurs, par un effet boomerang qui dépasse tout le monde, d’entraîner un crescendo dans les conflits sociaux.

En attendant, il n’y a pas d’un côté la militarisation des relations sociales et puis parallèlement – comme le laissent entendre certains écolo-pacifistes, – un avenir radieux de désarmement nucléaire qui réconcilierait Gandhi avec Engels. Mettre en avant les bienfaits de la non-violence comme seul et unique rempart aux « méchants », comme seule alternative salvatrice à tout ce qui est militaire, est risqué : cela freine toute réflexion quant à l’interaction entre la militarisation et l’idéologie sécuritaire. On ne peut pas, d’un point de vue purement polémologique, compartimenter les fronts de lutte et doser la diffusion de la violence comme si elle serait forcément échelonnée dans le temps et limitée dans l’espace. Les violences sociales vont déboucher sur une montée des tensions géopolitiques et réciproquement.

Les OMD sont perçues comme des illusions perdues, au même titre que les « dividendes de la paix » qui devaient succéder, il y a vingt ans, à l’effondrement du Mur de Berlin. L’idée de mettre sur pied un fonds spécial du désarmement (pour le développement), comme le proposa en 1978 le président Giscard d’Estaing devant l’Assemblée Générale des Nations Unies a fait long feu. Depuis la médiatisation de la Taxe Tobin et la montée en puissance du mouvement Attac, on aurait pu développer l’idée de taxer les armes, les ogives nucléaires, certains systèmes d’armes, mais il semble que les économistes ne veulent pas trop s’attaquer à cette vache sacrée. Cet abandon n’est pas unique. Le « développement durable » semble lui aussi en perte de vitesse. Comme disait Alain Touraine au lendemain du 11 septembre : « Pardonnez mon extrême naïveté, ou mon extrême pessimisme, mais face à la guerre, on ne s’occupe que des gens qui sont tout près, qui sont de l’autre côté du champ de bataille. La guerre, par définition, est la négation de l’avenir et du lointain ».

La zone de turbulences que nous traversons va-t-elle frayer la voie à un programme Global Zéro nucléaire ? Quelques repentis de la dernière heure tels ces généraux et ex-responsables américains (dont Henry Kissinger) puisent dans une morale « reliftée » leur ardeur de peacewashing (en référence au greenwashing). Mais il faudrait rajouter, au risque de se brouiller avec des alliés de circonstances, que leurs incantations (peu convaincantes au demeurant) – sur la nécessité de démilitariser ou du moins dénucléariser les relations internationales – se gardent bien de soulever le seul sujet qui fâche : le fardeau plutôt inconvenant des dépenses qui y sont associées. Et pourtant…Le désarmement n’a aucune chance d’avoir le moindre impact ou un zeste de réussite s’il n’est pas associé au développement social, s’il exclut des retombées sociales. Au pays d’Obama, seule une reconversion totale d’une économie qui ne vit que par et pour le complexe militaro-industriel pourrait sortir le pays de l’endettement. Reste à savoir si la crise actuelle y conduit…

Et la relance… démocratique ?

Tandis que la crise financière débouche sur un retour de l’Etat et de la puissance publique, la question de la sécurité et toutes ses résonances revient au premier plan. Comment va-t-on faire fusionner sécurité civile, sécurité militaire, sécurité environnementale et maintien de l’ordre ? Si l’on parle ici de sécurité, il ne s’agit pas de la sécurité des biens, ni de la sécurité (militaire) qu’offre l’Amérique via son parapluie nucléaire et demain son gadget high tech de bouclier antimissile. Il ne s’agit pas non plus de la sécurité de l’emploi mais de la sécurité tout court, le plus court chemin vers le droit à la vie, notamment dans des pays où les travailleurs dans leur majorité ne disposent pas de sécurité (protection) sociale. « Moins d’argent pour les armes, c’est plus d’argent pour la sécurité », entre parenthèses la social security, voilà un slogan et un programme qui se propagent ces temps-ci parmi un réseau d’ONG indiennes. A l’heure où certains seraient tentés par de nouveaux efforts de guerre, la formule a du sens. Elle ne figure pas au programme des élites corrompues qui misent plutôt sur la rentabilité de la destruction, les dividendes de marchandises qui se consomment sur les théâtres d’opération. Mais une sortie de crise ne passe-t-elle pas par la démilitarisation de nos « avancées »économiques ?

Notes

1. « droit à l’accès juste pour tous à l’alimentation, au logement, à l’énergie, à l’éducation, à la santé, au transport, à l’information, à la démocratie et à l’expression artistique »

2. http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/99389.pdf. Là encore, la crise ne débouche pas sur un modus vivendi avec une mise en commun des moyens face à la généralisation de menaces pour l’humanité et une gestion rationnelle pour réduire nos empreintes destructrices. La crise climatique provoque même des réflexes surprenants. Ainsi, le célèbre agro-économiste Lester Brown, que consultent régulièrement les « grands » de ce monde, estime que nous devons entrer en « économie de guerre » (sic). Pour appuyer son propos, Lester Brown fait référence à la bataille de Pearl Harbor, de décembre 1941. Celle-ci opéra comme un « déclencheur » qui accéléra la conversion de l’économie américaine en une économie de guerre dans un temps record, dit-il. Il escamote au passage que ce fut aussi le déclenchement dès février 1942 de l’internement de 110 000 Japonais et citoyens américains d’origine japonaise dans des War Relocation Centers. Il oublie surtout que si les Etats-Unis ont un PIB supérieur à celui de l’Europe, c’est parce qu’ils ont toujours été en guerre, comme l’explique Jacques Le Cacheux ((économiste à l’Observatoire français des Conjonctures Economiques, il est l’un des rapporteurs de la Commission Stiglitz.







Aucun commentaire: