vendredi 9 octobre 2009

Le bouclier européen prend le large


Par Ben Cramer, CIRPES,  9/10/2009

Obama a coupé dans un budget qui a atteint cette année 9,2 milliards de dollars (soit une hausse de 74 % depuis 2001). Certes, le sacrifice financier est relatif : 360 millions U$ pour développer et tester les intercepteurs en Pologne, 77 millions pour le radar (European Midcourse Radar), transféré depuis Kwajalein, 27 millions pour l’ European Global Engagement Manager et le système de communications entre les deux sites. Mais voilà que les acteurs du théâtre européen tablent désormais sur un rapprochement Moscou-Washington, à la fois pour débloquer l’agenda du désarmement, en panne depuis dix ans, et pour briser les capacités de nuisance de certains Etats peu sensibles aux sirènes sur le surarmement nucléaire, peu réceptifs à la volonté américaine depuis Ronald Reagan et Edward Teller de rendre les armes nucléaires (...des autres) « impuissantes et obsolètes » [1]. Quel que soit le caractère déstabilisant du système et sa faisabilité technique, plusieurs leçons peuvent déjà être tirées du dernier épisode du feuilleton antimissile
Une menace qui n’existe pas

Noam Chomsky exagère un peu en affirmant que les probabilités pour que les Iraniens utilisent leurs missiles pour attaquer l’Europe sont inférieures à celles que l’Europe soit touchée par un astéroïde. Mais si les Européens veulent jouer à se faire peur, leur territoire n’a subi qu’un missile libyen (en 1986), un seul Scud bricolé qui s’est écrasé comme un pétard mouillé quelque part près de Lampedusa ; et ce depuis les V-2 de l’Allemagne nazie - qui ont fait plus de victimes parmi les déportés en Allemagne que parmi la population civile au Royaume-Uni. Lorsque le secrétaire d’Etat (U.S.) à la Défense Robert Gates annonce que la menace de missiles iraniens de longue portée n’est "pas aussi immédiate qu’imaginée auparavant", l’Europe admet qu’aucun Etat voyou, ex-‘Rogue States’ ou ‘proliférants ‘ ne possède de missiles ayant une portée de l’ordre de 5 000 à 8 000 kilomètres. Mais enfin, un système « qui ne marche pas pour faire face à une menace qui n’existe pas », pour reprendre l’expression de Joseph Cirincione [2], peut difficilement être une success story de la diplomatie. Les peuples européens - qui n’ont pas été consultés au sujet de cette ligne Maginot étoilée - sont-ils convaincus qu’un missile en partance d’Iran [3] pourrait atteindre le territoire américain en passant par Prague ou Varsovie ? “Comme on dit chez nous [en Russie] , c’est comme si l’on utilisait la main droite pour atteindre son oreille gauche”, ironisait Vladimir Poutine [4] à la Wehrkunde, en février 2007. En tout cas, ce n’est pas la première fois que nos protecteurs biaisent avec les lois de la balistique : il n’y a pas si longtemps, des missiles stationnés à Comiso étaient censés protéger l’Atlantique nord des méfaits des SS-20 braqués sur l’Ouest du continent.

L’Europe marginalisée

Alors que la défense européenne est toujours dans les limbes, alors que des menaces graves et plus immédiates que la menace balistique devraient crever l’écran du radar politico-militaire avec les Balkans et Chypre en ligne de mire, la contre-prolifération domine curieusement le calendrier de la sécurité. La frustration de ne pas s’activer à la militarisation de l’espace (en jouant dans la cour des Grands) dépasse la volonté affichée de décrocher sérieusement du marathon de l’armement. Certes, ce qui est bon pour Prague ou Varsovie n’est pas forcément bon pour l’Europe ; certains dirigeants et pas seulement à Berlin l’ont compris. Mais pas tous. Avant même qu’Obama revienne sur les engagements qu’il avait pris à Prague [5] l’UE avait donné son feu vert pour financer l’amélioration des infrastructures civiles dans un rayon de 10 km autour de la station radar. Le site polonais censé accueillir des Intercepteurs basés au sol , des Ground-Based Interceptors [GBI pour les intimes ] de la taille d’un missile balistique intercontinental Minuteman, eût été la copie conforme (sur 300 hectares) de Fort Greely. Mais l’Europe, même la ‘nouvelle Europe’ se vit-elle comme une autre Alaska ? Dans cette Europe si soucieuse de son environnement, les retombées éventuelles de la destruction de missiles dans le ciel européen n’ont pas suscité la moindre indignation au nom du principe de précaution. Au contraire. « Aucun Etat européen, du moins je l’espère, ne refuserait le risque d’une petite pluie de fragments sur son territoire si c’est le prix à payer pour sauver une nation amie ou un pays allié d’une attaque de missiles », déclarait récemment un officier britannique. Dans le cadre d’un cosmos militarisé, où la gestion des débris n’est donc qu’un détail, les dirigeants européens avaient pourtant des motifs légitimes d’inquiétude. Que les GBI ne transportent pas d’ogive (nucléaire) mais ‘seulement’ des charges conventionnelles destinées à détruire des missiles, est-ce la panacée pour minimiser les impacts ? Faire croire aux opinions publiques qu’une dizaine de missiles intercepteurs ne vaut pas la chandelle d’une guerre froide est purement rhétorique car le pays « hôte » ne gère pas plus le nombre d’intercepteurs qu’il ne gère le nombre de missiles embarqués sur les bases aériennes de l’OTAN.
La force multilatérale de 1958

L’initiative stratégique U.S. s’est inscrite dans un cadre bilatéral (Etats-Unis/Pologne ; Etats-Unis/République tchèque) ; ce schéma va perdurer et Ankara détiendra ‘ses’ Patriot’ avant Varsovie. De toute façon, avec ou sans Brdy et Redzikowo, le système d’alerte avancée survit à Fylingdales au Royaume-Uni, à Vardo en Norvège, sans oublier Thulé où 440 Danois et 110 Groenlandais travaillent dans cette base agrandie et relookée à grand frais (500 millions U$). Pour une Europe qui se rêve parfois ‘ni pute ni soumise’, les dés sont plutôt pipés. Les promoteurs du bouclier verront dans les récentes délocalisations un remake de la Multilateral Force, (MLF) de 1958, quand les Etats-Unis proposèrent de mettre à la disposition des alliés des engins Polaris basés sur des navires de surface ou des sous-marins et composés d’équipages mixtes, multinationaux. Demain, avec la version maritime du BMD, le déploiement de croiseurs Aegis équipés d’intercepteurs SM- 3, la défense anti-missiles prend le large avec des navires capables de sillonner de la Méditerranée au Golfe persique en déviant par exemple vers l’Océan Indien...

[1] discours du 23 mars 1983

[2] President du Ploughshares Fund

[3] Le nom du missile, selzal, veut dire tremblement de terre en persan
[4] traduction Novosti

[5] ‘The Czech Republic and Poland have been courageous in agreeing to host a defense against these missiles... B. Obama, 4 avril 2009)




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